"J'aurais tout fait pour être tatoueur! "
Accueillante, la ville l’est certainement.
Il suffit pour s’en rendre compte d’arpenter ses rues, ses places, d’aller voir ces énormes machines de l’Île, d’entrer dans un de ses bistrots ou dans un de ces nombreux shops de tatouage qu’on croise en centre-ville. L’un d’eux est singulier, cours des 50 otages. Dans la recherche des pionniers du tatouage entamée il y a des années, Tarzan doit être le doyen. Quarante ans de carrière cette année. Sacré anniversaire. Vitrine en verre dépoli, Tarzan Tattoo en blanc. La porte est ouverte, on est attendu. La boutique est spacieuse. li est assis là, dans la grande pièce aseptisée où il tatoue. Polo et casquette noirs, santiags aux pieds et lunettes autour du cou. Les bras sont bleus de tatouages anciens. Le personnage est affable, gouailleur. Tout commence à Saint-Malo, au nord de la Bretagne, au début des années 1970 Les bateaux de métal ont remplacé depuis bien longtemps les frégates de corsaires. Après un an
à l’École des mousses, Tarzan, un gamin surnommé ainsi à cause de son gabarit de jockey, embarque sur le Louis-Girard, un terre neuvier, ces solides bateaux de pêche à la morue, la « Grande Pêche « , qui part pour des campagnes de plusieurs mois dans l’Atlantique Nord. À bord, les conditions de vie sont difficiles pour lui comme pour le reste de l’équipage, près de 60 marins. Les journées de travail peuvent durer 18 heures au plus fort de la pêche. Lorsque
la météo est trop mauvaise, que des paquets de mer viennent s’écraser sur le navire, on s’occupe comme on peut. Tarzan sort quelques aiguilles reliées avec du fil à coudre, un flacon d’encre de Chine et tatoue les autres marins. Il est habile de ses mains, il a commencé tout minot. Le mousse a déjà des tatouages de marin, mais faits à la machine par Bruno à Paris.Texte: Philippe Dynamo- Photos: DR- Tatouage Magazine
Directement à la source
Régulièrement, le bateau fait des escales à St-Pierre-et-Miquelon, l’occasion pour l’équipage de se dégourdir les jambes et le reste, d’aller dans les bars pour trouver de la compagnie. Tarzan est marin pendant plusieurs années. Le boulot de pêcheur est très dur, mais il aime ça, et puis il tatoue, et ça, il adore. Deux événements vont le faire changer de voie pour toujours: cette réflexion du capitaine qui lui lance un jour :
«Mais pourquoi tu pêches? Tu devais être tatoueur! » Et puis, la première fois où il utilise un dermo lors d’une escale. C’est à ce moment qu’il décide d’acheter des machines. A la fin des années 1970, trouver du matériel n’est pas une mince affaire. Il n’y a rien en France. Les quelques tatoueurs gardent jalousement le filon, monnayent très cher les adresses des fabricants. Pour Tarzan, ce sera plus Facile d’aller directement à la source: « Avec l’argent que j’avais mis de côté, je me suis acheté une bagnole à St-Pierre-et-Miquelon, que j’ai mise sur un bateau pour aller en Nouvelle Écosse, puis le Québec, où j’ai rencontré Bruce Bodkin, un des premiers tatoueurs au Canada avec Clément Demers. On est parti à Voorheesville, chez le père Spaulding, une petite usine tranquille avec deux ou trois gars qui faisaient ses machines. Je suis revenu avec mon matos et je me suis installé à St-Pierre et- Miquelon. J’ai ouvert une boutique, j’étais le seul. » Spaulding and Rogers, une marque qui a fait rêver beaucoup de ceux qui se sont mis à piquer au début des années 1980, après avoir vu la pub dans les premiers magazines de bikers en France.
Tarzan se lève de son fauteuil, les talons des tiags claquent sur le carrelage. Il ouvre un placard, en sort un ou deux cartons pleins de planches de flashs, de photos et de cartes de visite… de véritables trésors. Comme ce bouquin de son pote Bruce, décédé J’année dernière, dont il montre une photo: « C’est lui qui a tatoué mon dos! », pas courant à l’époque.
Il aborde l’histoire du tatouage en Europe dans la deuxième moitié du XXe siècle avec ces pionniers comme Peter à Amsterdam, le beau-frère de Bruno de Pigalle, « c’est comme ça qu’il a pu avoir des machines », puis revient sur ses débuts de l’autre côté de l’Atlantique,Avec les transferts en plastique épais posés sur un dessin, qu’il repasse avec une pointe à graver avant de mettre de la poudre noire, et qu’il nettoie pour pouvoir les utiliser à nouveau. « Tout le monde bossait comme ça, c’était la joie ! »,Affirme-t-il.
Texte: Philippe Dynamo- Photos: DR- Tatouage Magazine
La fausse rivalité
Il parle de ses clients, ces marins pêcheurs qui lui demandent des ancres, des voiliers, la même chose Que maintenant, le sens profond en plus, du jour où la télé est venue le filmer…Puis de son retour en France: « Une fois que j’ai tatoué toute l’île, je suis parti à Lorient, sourit-il. Je n’arrivais pas à trouver de local. Quand tu demandais à quelqu’un de te louer quelque chose, c’était très dur; j’avais les cheveux longs, des tatouages, on se demandait qui était ce zozo. »
Les histoires se recoupent. Il y a quelques années, c’est un autre pionnier, Alain de Lorient, qui avait parlé de la présence de Tarzan dans ce port du Morbihan à la fin des années 1970, de sa caravane posée sur une friche, quand lui n’avait pas encore commencé. « J’étais le seul, raconte Tarzan. J’y ai bossé pendant six mois, j’y vivais aussi. J’avais fait des cartes que je distribuais au port, aux dockers et aux marins. » Tarzan reste près de deux ans par-là, entre sa caravane et la boutique qu’il ouvre à Lanester, à côté du port breton, avant de préférer partir à Nantes, où il ne connaît personne et où il n’y a pas de tatoueur. Et Joe Marina? « Ça faisait deux trois mois que j’y étais. Quand j’arrive rue de la Clavererie, où j’ai eu ma première boutique, on me dit qu’il y a un autre tatoueur à Nantes. Je suis allé voir, il Était installé depuis une quinzaine de jours. Il bricolait, ça m’a fait du bien. La concurrence. On buvait l’apéro ensemble. Les gens ont créé une rivalité qui n’existait pas. Quand on est monté à Paris pour une réunion, on est parti ensemble en voiture. »
Texte: Philippe Dynamo- Photos: DR- Tatouage Magazine
Tabac, bière et poudre
Tarzan se souvient de ceux qu’il a vus.
Ce jour-là, parle de Bruno «le capitaine » des Parisiens Yvon, Etienne et du petit Elvis, d’Allan et Monick de Marseille «qui avaient l’amour du tatouage « , de la poignée de tatoueurs qui piquent alors en France: Joss de Lyon et sa DS, Hélène de Strasbourg, Marcel, et tous ceux qu’il a rencontrés lors de la première convention de Bourges, avec Bop John… il se souvient de toutes ces années passées dans son local de 18 m², dans une petite rue plutôt mal famée: « Je faisais quinze clients par jour du lundi au samedi sans rendez-vous, de 10 heures à minuit des fois, ça ne me dérangeait pas. Les mecs venaient à plusieurs se faire tatouer. Il y en a qui faisaient la queue pour aller tirer un coup, certains venaient se faire tatouer en attendant », Une ambiance particulière, parfumée au tabac et à la bière, parfois à la poudre, quand des voyous déposent leur artillerie le temps du tatouage, pas très loin du fusil de Tarzan posé dans un coin. Un monde spécial pour un métier marginal, comme cascadeur ou catcheur, où la famille, même si elle est importante, ne vient pas se montrer.
Texte: Philippe Dynamo- Photos: DR Tatouage Magazine
Dormir avec ses machines
Tout ça a bien changé. La cliente d’aujourd’hui a débarqué avec son mari et ses mômes. Ils ont été accueillis par Marika et Ramuntcho, les enfants de Tarzan, qui bossent avec lui depuis des années, dans la boutique qu’il occupe depuis 2000. Le poste est prêt, avec une machine toujours de chez Spaulding et buse en inox stérilisée. Tarzan rassure sa cliente, venue pour une fleur qui va camoufler des cicatrices: «Mais non, ça fait pas mal! », lui affirme-toi! En souriant Pendant qu’elle le vérifie en grimaçant, il continue à raconter sa vie de tatoueur dans les années 1980, Avec Riton, qui n’était pas apprenti, «je n’en ai jamais voulu », mais qui était là tous les jours à 9 h pour le regarder travailler. Un tatoueur qui s’est fait tout seul, comme Tarzan. il voit du bon dans le tatouage aujourd’hui, avec ces jeunes artistes qui « ressentent le tatouage, c’est vraiment formidable!», même s’il Pense que beaucoup n’ont rien à faire là-dedans: « J’aurais fait n’importe quoi pour être tatoueur. Quand j’ai eu mes premières bécanes, je dormais avec, j’étais heureux d’être tatoueur. J’ai traversé l’atlantique pour y arriver. » Après des lustres de pique, et sans doute plus de 100000 tatouages réalisés, Tarzan lève le pied, retraverse l’Atlantique pour rouler à moto chaque année, prend du temps pour lui. Puis parle de retourner faire un tour à St-Pierre-et Miquelon…
Pour tatouer, forcément…
exte: Philippe Dynamo- Photos: DR Tatouage Magazine